Grand Production doo contre GO4YU GmbH (Affaire C‑423/21)
Les faits de l’affaire sont représentatifs des zones d’ombre de l’application de la territorialité du droit d’auteur à l’ère du numérique. La requérante, Grand Production doo, est une société serbe qui produit des programmes de télévision diffusés en Serbie par une chaîne de télévision, Prva Srpska Televizija. Une autre société serbe, GO4YU doo Beograd, a été autorisée par Prva Srpska Televizija à diffuser sur sa plateforme de streaming le programme du diffuseur en Serbie et au Monténégro. Pour tous les autres publics en dehors de ces deux pays, les émissions doivent être « masquées » par GO4YU doo Beograd. Cependant, le public peut contourner cela en se connectant au service de la plate-forme via un réseau privé virtuel (VPN), faisant croire à la plate-forme que l’appareil est situé en Serbie ou au Monténégro. En effet, l’opérateur de la plateforme de streaming ne verrait que l’adresse IP du serveur VPN, pas celle du client. Simultanément, la plateforme de streaming est annoncée en Autriche par deux sociétés autrichiennes appartenant à GO4YU doo Beograd (également défenderesses), proposant des abonnements et un service client. Le demandeur estime que les actes de GO4YU doo Beograd et de ses sociétés liées portent atteinte à son droit de communication au public, puisque la plateforme de streaming est au courant des connexions publiques non autorisées à son service via l’adresse VPN.
Dans ce contexte, la Cour suprême autrichienne a demandé une décision préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La principale question du point de vue du droit de communication au public est de savoir si l’opérateur d’une plateforme de streaming qui a mis en place le géoblocage est responsable de la violation du droit d’auteur si les utilisateurs de ses services utilisent un VPN pour accéder à un contenu qui ne devrait pas être accessible depuis un certains territoires. Il est également demandé à la CJUE si les deux autres sociétés détenues par la plateforme pourraient également être tenues pour responsables de la communication au public des programmes en Autriche.
La troisième question vise à obtenir des éclaircissements sur la compétence des juridictions nationales en matière d’injonctions pour violation du droit d’auteur. Plus précisément, un tribunal autrichien peut-il interdire la communication au public dans des territoires situés en dehors de l’Autriche ? Pour l’AG cette question sur l’interprétation de l’article 7(2) du Règlement Bruxelles I bis pourrait ne pas être recevable puisque le défendeur n’est pas situé dans l’UE et, par conséquent, la question n’est pas pertinente pour l’issue du litige dans la présente affaire. Ce billet se concentrera donc sur les deux premières questions et n’analysera pas la question de la compétence.
De l’hyperlien au géoblocage : vers une conception holistique du notion de la « public »
Premièrement, l’AG confirme certaines conclusions classiques de la CJUE concernant la portée du droit de communication au public, telles que la rediffusion d’une émission télévisée sur Internet est un acte de communication distinct et indépendant. De plus, il est à noter qu’il importe peu que la rediffusion sur Internet soit simultanée et inchangée par rapport à la diffusion originale ou non. Il est également rappelé que le critère du « nouveau public » n’est pas pertinent lorsque la retransmission sur Internet a été effectuée par des moyens techniques différents de la diffusion télévisée originale (paragraphes 23-25).
Cependant, l’intérêt de l’avis concernant la construction européenne du droit de communication au public est principalement méthodologique et réside dans l’application large et consolidante des principes de la CJUE dans les affaires d’hyperliens dans le contexte complètement différent du blocage géographique. Une telle méthode a également été utilisée ailleurs, comme dans Soulieroù SvenssonLes conclusions de la CJUE concernant la détermination d’un « nouveau public » sur la base de la publication techniquement sans réserve d’œuvres sur Internet par le titulaire du droit ont également été appliquées par la CJUE dans un contexte divers (Soulier, par. 36). Cette approche apparaît en contraste avec une hypothèse lex specialis caractère des principes d’hyperliens de la CJUE (par exemple, voir par. 45 de GS Média). Il est néanmoins plus que bienvenu car il fournit une consolidation plus avancée des concepts fondamentaux du modèle théorique de communication de la CJUE au public. Un modèle qui s’est avéré fournir des résultats généralement raisonnables, mais qui apparaît en même temps comme complexe, labyrinthique et technique.
Ainsi, l’AG rappelle, sur la base du raisonnement de la CJUE dans les affaires d’hyperliens, que le cercle des personnes auxquelles s’adresse une communication au public est déterminé par l’intention de l’auteur de la communication. Cette intention doit être déduite objectivement des garanties techniques applicables. Un site Web librement accessible s’adresse à tous les internautes, tandis qu’un site Web sécurisé par des restrictions d’accès s’adresse exclusivement aux personnes qui y ont accédé légalement (paragraphes 32, 33 de l’avis).
Ainsi, si l’opérateur d’une plateforme de streaming a mis en place un mécanisme de géoblocage qui vise à sécuriser la segmentation territoriale des marchés du titulaire du droit d’auteur, la plateforme n’effectue pas d’actes de communication en dehors des territoires concédés. La plateforme n’est pas responsable même si ses utilisateurs contournent finalement le géoblocage via l’utilisation de VPN.
La « mauvaise foi » de la plateforme
Une autre contribution conceptuelle stimulante de l’avis est que l’AG s’appuie sur les conclusions de la CJUE dans Couture Brein (par. 44) afin de proposer un critère consolidé pour la détermination de la violation du droit d’auteur par un intermédiaire sur la base de sa « mauvaise foi ». Cette évaluation se concentre sur la question de savoir si l’intermédiaire a intentionnellement contourné/contribué au contournement intentionnel du public cible du titulaire des droits, tel que déterminé initialement par le titulaire des droits par des moyens techniques. Dans le cas présent, le contournement a lieu par les utilisateurs eux-mêmes ; ce n’est que si l’opérateur de la plateforme de streaming avait intentionnellement mis en place un blocage géographique inefficace que sa responsabilité pourrait être engagée, ce qui est une question de fait à trancher par la juridiction nationale.
La question de l’intention de mettre en place un mécanisme de géoblocage inefficace s’avérerait en pratique délicate, puisqu’elle devrait être analysée sur la base d’éléments objectifs concernant (i) l’intention de la plateforme et (ii) l’inefficacité du mécanisme de géoblocage.
Il n’est pas clair si le recours au géoblocage ou à un autre mécanisme technique de restriction qui serait inefficace, non pas délibérément mais par négligence grave, pourrait également engager la responsabilité de l’opérateur professionnel. Suite à la saga des hyperliens, une telle approche pourrait être justifiée sur la base de GS Médias raisonnement qui instaure une obligation de vigilance plus lourde pour les professionnels. Il convient toutefois de rappeler que la question d’une effectivité absolue des outils de gestion des droits numériques d’autres moyens techniques de restriction est une chimère, comme le souligne l’AG (§ 38, 39) et la CJUE l’a confirmé dans Télécâble UPC (par. 62, 63). De plus, s’étendre davantage sur cette question aurait sans doute été trop loin, puisque la question centrale porte sur la responsabilité de la plateforme pour les actes de ses utilisateurs.
Néanmoins, dans les petits pays comme ceux en l’espèce, le nombre de services VPN devrait être relativement faible et la détection de leurs adresses IP facile. Dès lors, il pourrait être considéré par la juridiction de renvoi que l’opérateur est contractuellement lié par une obligation implicite d’assurer l’effectivité de la mesure de géoblocage en filtrant les demandes d’accès VPN. On voit ici les limites de l’harmonisation du droit communautaire du droit d’auteur, en ce sens que sur ce point la responsabilité repose sur des principes de droit civil qu’il convient également d’harmoniser.
Interventions directes et indirectes, une question de distance et de substance
La deuxième question porte sur la question de savoir si les sociétés liées pourraient être directement responsables de la communication au public. L’AG soutient le point de vue selon lequel ces sociétés n’ont aucune influence sur les programmes, le contenu des émissions et les mesures de géoblocage. Dès lors, leur responsabilité ne saurait être engagée en cas d’atteinte au droit de communication au public. L’AG rappelle sur ce point qu’une relation directe est requise entre l’intervention de l’usager et la communication au public.
Plus généralement, la question de la responsabilité des promoteurs et des personnes facilitantes, contribuant ou aidant à la violation du droit d’auteur n’a pas été harmonisée et relève du droit national (paragraphe 52 de l’avis).
VPN, l’éléphant dans la chambre
L’affaire est stimulante aussi pour une autre raison. Il met en lumière l’épineuse question de l’utilisation du VPN et ses conséquences sur l’efficacité de l’application des lois sur le droit d’auteur en ligne. Dans ce contexte, il est lié à l’affaire historique Télécâble UPCqui traitait des droits fondamentaux de conformité des injonctions contre les fournisseurs de services Internet.
Premièrement, la question du VPN est implicitement considérée dans télécâble puisque la Cour a admis que pour qu’une injonction soit considérée comme efficace, il n’est pas nécessaire qu’elle soit absolument efficace. Le VPN est capable de contourner l’ordre de blocage contre un fournisseur d’accès à Internet, ce qui signifie que tout ordre de blocage est par nature en partie inefficace. Néanmoins, l’efficacité d’une ordonnance ne doit pas être mesurée en termes d’éradication complète de toute forme d’accès illégal, mais en termes de dissuasion. Plus les utilisateurs sont découragés d’utiliser le VPN pour contourner les mesures de géoblocage, plus la commande est efficace. Cette dissuasion repose sur certains facteurs dissuasifs liés à l’utilisation du VPN : l’effort technique pour trouver et installer un VPN qui permettrait d’accéder au contenu protégé, le surcoût puisque les VPN rapides demandent une rémunération, et l’atteinte potentielle à la vie privée, car le VPN a accès aux communications en ligne qui se déroulent via son portail. Néanmoins, à mesure que la nouvelle génération se familiarise de plus en plus avec la technologie, ces effets dissuasifs s’affaiblissent.
deuxième, télécâbleLa logique de est basée sur l’idée qu’une application massive du droit d’auteur serait contre-productive et que les intermédiaires, même s’ils sont protégés par une sphère de sécurité, devraient participer aux efforts de lutte contre le piratage. Dans ce contexte, il convient d’admettre que le fournisseur de VPN est lui-même un intermédiaire (voir la note de bas de page 20 de l’avis où l’AG confirme que l’article 12 de la directive sur le commerce électronique est applicable aux fournisseurs de VPN) qui a progressivement acquis un rôle important dans l’ère du blocage géographique.
La question est donc posée (et malheureusement, l’AG n’a pas pu y répondre ici, car hors sujet) si les fournisseurs de VPN pourraient être invités, par le biais d’ordonnances de blocage, à ne pas donner accès à du contenu portant atteinte au droit d’auteur – tel que géobloqué. A première vue, une application par analogie de la jurisprudence sur les ordonnances de blocage pourrait apparaître comme une solution à cette épineuse question. Cependant, il est nécessaire de garder à l’esprit une autre exigence posée par télécâble: une ordonnance de blocage ne doit pas avoir pour conséquence d’entraver la liberté d’expression en limitant l’accès à des contenus licites. La technologie VPN assure la cryptographie et l’anonymat et si elle est souvent utilisée pour contourner illégalement les mesures de géoblocage, c’est loin d’être son seul usage. Une ordonnance de blocage contre les fournisseurs de VPN aurait pour conséquence d’interdire à certains utilisateurs d’avoir accès aux contenus auxquels ils ont droit.
En conclusion, il est presque certain que la décision de la CJUE, qu’elle suive ou non l’avis de l’avocat général, marquera le premier pas d’un chemin long et difficile concernant l’utilisation du VPN pour contourner les protections légales. Un tel processus demande de l’audace et, dans ce contexte, l’AG a, à sa manière brillante, montré la voie.